Compte-rendu de l’intervention d’Antoine DUARTE au séminaire TRAVERSES 2021
A partir de l’exposé inaugural d’Alain LEU (formateur TRAVERSES) sur le counseling, Antoine DUARTE interroge le sens de notre pratique commune : de la prise en compte des causes sociales, économiques et politiques que nous rencontrons, des commandes institutionnelles que nous recevons, qui sont prises dans un certain nombre d’enjeux, il pose la question de la résistance à l’organisation néolibérale du travail.
« Résister n’est pas facile, résister n’est pas la fuite, ou peut-être que la fuite n’est pas satisfaisante ».
A partir de ce point de départ, Antoine DUARTE essaie de poser un certain nombre de fondements théoriques à partir de la Psychodynamique Du Travail (PDT).
1 Qu’est-ce qu’on entend par travail ?
En PDT, Alain WISNER (référence à l’ergonomie de langue française) a développé l’analyse de l’activité, (en rupture avec l’analyse des tâches créées en laboratoire) en allant sur le terrain voir comment les gens travaillent : c’est le développement de la clinique de l’activité. Il y a toujours un décalage entre le protocole et la manière dont le travail se fait :
- La prescription ne rend jamais compte des savoir-faire du corps : on a beau avoir un protocole qui prescrit les tâches à faire, il faut les expérimenter pour les incorporer.
- Il existe un réel du travail : ce qui résiste à notre maîtrise. Le réel du travail c’est l’engagement de la personne qui comble l’écart entre le prescrit et le réel.
- Ce qui intéresse la PDT c’est la rencontre de la subjectivité avec l’expérience du réel (ses aléas, ses impasses, se heurter à l’hostilité par ex.) ; c’est l’expérience de la souffrance, l’éprouvé face à la résistance du réel. S’éprouver soi-même : c’est la souffrance au sens phénoménologique (Michel HENRI) c’est à dire la déstabilisation, voire l’effondrement psychique de personnes au travail.
- Faire l’expérience de l’éprouvé c’est l’expérience de la résistance du monde, cette souffrance est fondamentale et elle est normale. Elle est le point de départ de l’intelligence pour surmonter les impasses du réel. Toute la souffrance accumulée a un destin : le plaisir au travail ; même si le travail a coûté il y a un sentiment de travail bien fait et de reconnaissance. Le plaisir au travail c’est ce qui permet l’accomplissement de soi.
- En PDT, écouter les gens au travail c’est écouter ce rapport de subversion entre la souffrance et le plaisir. Quand il y a impasse (impossibilité de subvertir la souffrance en plaisir) surgit la souffrance pathogène, ce qu’on appelle « souffrance au travail » actuellement. Mais ce que nous apprend la PDT c’est que les personnes luttent et que lorsqu’elles n’y arrivent pas elles mettent en place des stratégies collectives de défense.
- La PDT va essayer de comprendre comment les gens tiennent pour ne pas tomber malades... Exemple dans le monde du travail (service des soins palliatifs dans une clinique privée, ex du secteur du bâtiment, etc.). Le paradoxe c’est qu’ils tiennent par une euphémisation du réel, par une rhétorique du privilégié, impulsée la plupart du temps par la direction : les personnes peuvent alors se sentir privilégiées, avec une distorsion collective dans la perception de la réalité, malgré des conditions de travail très difficiles ; c’est ce sentiment qui compense le négatif du vécu. Pour lutter contre la peur, il peut aussi y avoir des conduites humaines de déni du risque en mettant en scène l’invincibilité et l’invulnérabilité avec le référentiel de la virilité (ex des ouvriers du bâtiment).
2. Pourquoi la PDT s’intéresse-t-elle à cela ?
Parce que le travail est central et traverse l’histoire de l’humanité (réf. à Marx : le travail est l’être « générique » de l’homme) et à l’anthropologie (Maurice GODELIER : « il n’y a pas de civilisation sans travail »). Il n’est pas réductible au travail rémunéré. La PDT a une conception du travail comme étant central dans la construction de l’identité psychique.
Paradoxe de la double centralité :
- centralité psychique du travail qui apparaît dans le champ de l’intime
- centralité psychique du travail qui apparaît dans le champ du social (« situation anthropologique fondamentale » : nous subsistons parce que quelqu’un a travaillé avant nous).
L’expérience de la résistance du réel n’est pas remplaçable. Quand on attaque cette expérience, c’est une partie intime de soi qui est attaquée... parce que cela fait partie de la centralité psychique. Le fait d’acquérir de nouvelles habiletés, de faire des choses insoupçonnées, l’engagement de soi dans la réussite au travail permettent de s’aimer un peu plus. D’ailleurs il y a une intimité entre la vie amoureuse et la réalisation de soi au travail (il peut y avoir des bénéfices sur la réussite amoureuse).
La centralité psychique du travail : une conquête jusqu’à la fin de sa vie.
3. Les transformations de l’organisation du travail
Elles modifient le sens de la pratique, la prescription, il y a une grande proximité entre la PDT et notre approche en counseling : « les personnes perçoivent l’impact psychologique de ces transformations » Alain Leu.
Description des formes d’organisation du travail qui ne sont plus « nouvelles » puisqu’elles datent, dans le privé des années 90 et dans le service public au milieu des années 2000. Le principe premier c’est le fait d’imaginer une société qu’on va gouverner par le nombre : Alain SUPIOT « La gouvernance du nombre » : l’organisation néolibérale du travail est structurée par cette idée qu’on peut mesurer, quantifier : on ne dirige plus les entreprises, les associations, etc., on les pilote dorénavant avec des tableaux de bord (ex la DMS, durée moyenne de séjour à l’hôpital).
Toute l’organisation du travail, toute la prescription est modifiée : il faut rendre compte quantitativement.
Tout cela fait qu’on va mettre en place 5 principes organisationnels qui vont caractériser l’organisation néolibérale du travail.
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L’évaluation individualisée de la performance : cela repose sur la croyance que l’évaluation serait plus conforme à des valeurs de justice lorsque l’on mesure la performance à partir de critères de nombre et de calcul. Cette idée contient une espèce de fantasme : le fantasme de la mesure (Alain SUPIOT). Avec l’évaluation dictée par le nombre il y a une domination symbolique du chiffre dans les organisations du travail, (ex. du suicide au travail et de la mesure des risques psychosociaux) mais aussi dans toute la société qui est envahie par un nouvel imaginaire au détriment d’une approche clinique (ex. de la souffrance éthique).
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L’instauration de la démarche qualité et de la campagne d’accréditation : Il y des indicateurs de contrôle : il faut prouver. Ex de Qualiopi dans les instituts de formation, des accréditations dans les entreprises de sous-traitance qui induisent des « rapports d’allégeance », proches de la féodalité. (Alain SUPIOT.) Référence à la méthode PDCA (« Plan Do Check Act ») et le cycle vertueux dit « Roue de Deming ».
- La normalisation des modes opératoires : homogénéiser, harmoniser vers la standardisation : c’est oublier que la relation de service est un ajustement constant. Mais le travail humain n’est pas standardisé (ex. du ministère de la Justice, où on ne peut pas faire de justice avec des algorithmes).
- La frappe communicationnelle : on construit une « néo réalité » dans les mots, les slogans. Par ex. pour recruter dans les entreprises. Cette frappe communicationnelle est très importante car elle participe de la domination symbolique.
- La précarisation du travail et de l’emploi : casse du code privé du travail, modification des statuts, retour à la sous-traitance, à l’intérim, processus de transformation constants d’organisation du travail qui mettent en précarité.
Incidences de cette précarisation : déni du travail vivant, casse des solidarités, des collectifs de travail d’où instauration de la solitude (d’où demandes d’Analyse de Pratiques Professionnelles qui correspondent à de vrais besoins).
Pour tenir face à cela, des stratégies de défense sont convoquées par les gens, comme les « Œillères volontaires » qui consistent à ne pas vouloir voir les conséquences que leurs conditions de travail peuvent avoir sur les usagers des services. Autres stratégies défensives, les conflits de clans (ex. de luttes de clans en EPHAD : les uns contre les autres, pour ne pas penser à ce qu’ils font aux résidents...) la lutte de clans c’est une coopération défensive, un déni collectif pour ne pas avoir accès à la souffrance éthique. Ceux qui n’y participent pas tombent malades. Cela engendre l’élévation du processus de « banalisation du mal » (écrits de Christophe DEJOURS) : élévation du seuil de tolérance à l’injustice sociale. Cf. « L’injustice et le mal ». Patrick PHARO sociologue : « le mal c’est le fait d’infliger à autrui une souffrance indue ».
Derrière tout cela apparaissent les contours d’une résistance : si résister c’est se tenir contre...résister implique toujours une résistance à quelque chose...la résistance en tant qu’action rationnelle en PDT elle vise à lutter contre ces trois incidences : le déni du travail vivant, la solitude, la banalisation du mal.
Notre action, si nous voulons résister, doit tenter de tenir ces éléments-là. Il se pourrait que les APP s’inscrivent dans ce cadre-là : cela pose alors la question du rapport avec le commanditaire et de la nécessité de travailler la demande. Dans les organisations, chaque fois que la qualité du travail est fracassée, résister pour les salariés c’est maintenir la qualité du travail, être enracinés dans le travail vivant et dans la coopération, c’est honorer quelque chose de l’ordre de l’éthique.
Conclusion
Cette question de la résistance passe toujours, en PDT, par une recomposition, ne serait-ce qu’à minima, de la coopération. Cette coopération, qu’Antoine Duarte nomme « extraordinaire », est enracinée dans le rapport au politique, dans l’identité de citoyen.ne. Quelle implication dans la cité de notre action ? La coopération est extraordinaire car elle nécessite pour les gens qui sont dans ces situations-là de se déprendre de la reconnaissance institutionnelle.
C’est toujours un des enjeux des groupes ou des institutions comme les nôtres, de structurer des espaces où cette reconnaissance est débarrassée des oripeaux de la gestion et continue à se référer au travail vivant et « au travail de la culture », pour reprendre les termes de Freud.
Ce résumé respecte, je l’espère, l’esprit de l’intervention d’Antoine Duarte qui a suscité dans l’assistance un grand intérêt. Mais il a été entendu et retranscrit à travers, bien sûr, le filtre de ma subjectivité.
Liliane MURATET formatrice TRAVERSES.
Références, Livres, articles, pour aller plus loin :
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Alain SUPIOT « La gouvernance du nombre » Edition Fayard 2015 Patrick PHARO « L’injustice et le mal » Collection Logiques sociales L’Harmattan
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Barbara STIEGLER « Du cap aux grèves » Récit d’une mobilisation. 17 novembre 2018 – 17 mars 2020. Collection : La petite jaune
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Nick SRNICEK « Le capitalisme de plateforme - L’hégémonie de l’économie numérique » Collection Futur proche 2018
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Elisabeth WEISSMAN « La désobéissance éthique. Enquête sur la résistance dans les services publics ». Stock 2011