Pratiquer l'entretien centré sur la personne
Apports du counseling intégratif
Alain LEU
Quelques extraits
Chapitre 2. Repères historiques et ancrages théoriques Un extrait
Pages 47 et suivantes
Pourquoi se réclamer du counseling ?
C’est une question qui nous est souvent posée. Pas lorsque nous pratiquons en entretien en formation ou en supervision, car alors le travail semble pertinent. La question se pose lorsque le mot counseling est prononcé, comme s’il faisait obstacle… Il fait obstacle et pourtant nous y tenons car il fonde notre pratique.
Le counseling est un courant de la psychologie qui représente actuellement un puissant mouvement de recherche en Amérique du Nord et dans les pays anglo-saxons, cependant il n’est pas toujours facile de se repérer dans les concepts employés, car ils ne recouvrent pas ceux habituellement utilisés en France. On observe également un décalage dans les pratiques, la délimitation des champs d’application et les rapports entre les disciplines de la psychologie. C’est pourquoi il paraît important de repréciser certains termes afin de clarifier le champ d’intervention du counseling ainsi que ses positions théoriques. C’est un des objectifs de ce livre qui voudrait expliciter et faire valoir la pratique mise en œuvre par des counselors français : ceux qui travaillent au sein de l’association TRAVERSES ainsi que d’autres intervenants centrés sur la personne.
Dans la culture anglo-saxonne, le mot counseling désigne des pratiques très diverses concernant le soin, l’orientation, l’information, le soutien. Les buts généraux étant : « Aider les personnes à résoudre les problèmes et à faire face aux difficultés de la vie, ou en d’autres termes, aider les gens à changer. » (HEPPNER, 1978, cité par GUILLON 2003, p. 7). Nous souscrivons à cette définition.
Le mot counseling peut faire référence à des pratiques d’intervention diverses, par exemple il existe du counseling de groupe. La pratique présentée dans ce livre est celle du counseling individuel en face à face. Le counseling individuel peut utiliser des tests ou tout outil susceptible de faire avancer le consultant (questionnaires, jeux de rôles etc.) Il est donc important de préciser que, dans le cadre du counseling individuel, ce livre est consacré spécifiquement à l’entretien de face à face.
Historiquement, le principal, mais pas l’unique, représentant de ce courant est Carl ROGERS. Grâce aux pratiques initiées par ROGERS et à l’effort théorique qui les accompagne (« Counseling and Psychotherapy », 1942, traduit en français par « La relation d’aide et la psychothérapie », 1971) ce courant a développé une approche psychothérapeutique non médicale, non analytique, centrée sur les ressources de la personne. Nous noterons que ROGERS travaille sur un continuum, relation d’aide, psychothérapie. Il ne les différencie pas (ROGERS 1970, pp 29-30). Cette position inhabituelle dans la culture française peut poser problème (cf. 1.2.10.).
Malgré ces difficultés de transfert de la culture anglo-saxonne vers la culture psychologique française, nous tenons à l’approche du counseling, car elle propose :
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Une conception, et une structuration de l’entretien adaptées au travail d’aide et au « tenir conseil » tel qu’il peut se pratiquer en orientation, en bilan, en accompagnement psychosocial, etc. Il s’agit, sans être expert de l’autre, d’aider à analyser une situation, un problème, un parcours professionnel, pour créer du sens, développer une compréhension de soi et de l’environnement et permettre l’élaboration d’une prise de décision autonome, responsable et appropriée
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Une approche clinique et sociale qui prend en compte la personne dans sa globalité et en tenant compte du contexte (culturel, sociétal, familial...) dans lequel elle vit
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Une façon pour le counselor de concilier une double expertise : expertise dans la capacité d’accompagner en entretien (ce dont il est question dans cet ouvrage) doublée d’une expertise dans le domaine spécifique dans lequel il intervient (orientation, école, développement, éducation, santé, etc.). La pertinence de cette seconde expertise ne prenant sens que si le professionnel permet au consultant d’être décideur de ses choix et des risques qu'il prend
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Une méthodologie expérientielle de formation à l’entretien, à la fois pratique, technique et théorique, formant un ensemble congruent et centré sur la personne du counselor, qui n’a, à ma connaissance, pas d’équivalent en France. Cet aspect sera développé aux chapitres 7 et 8 qui explicitent la méthodologie de formation élaborée par Conrad LECOMTE.
Très souvent en France, lorsque l’on aborde les aspects techniques concernant les compétences à avoir en entretien, les apports de C. ROGERS sont mentionnés, mais sans lien avec sa posture philosophique et sa conception de l’humain et sans une méthodologie adaptée et congruente[1] permettant de les intégrer pour acquérir un véritable savoir-faire et savoir-être en situation.
Il semble, en France, que le centre du travail consiste à avoir un point de vue théorique sur la psychologie du consultant (et c’est important), tandis que la personne du praticien, sa manière de travailler l’entretien, d’être en relation étaient secondaires ; pour cet aspect, des « recettes » seraient suffisantes
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Un large domaine de recherches donnant lieu à publications (très nombreuses et cependant très peu traduites). L’aspect théorique du counseling constitue une référence aux États-Unis et au plan international alors qu’il est peu connu en France. Ces recherches actuelles, vivantes, qui nous ont été apportées par Conrad LECOMTE et ses collègues, constituent une ouverture du champ de la psychologie. L’un des objectifs de ce livre consiste à transmettre une part de ces recherches
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Une posture professionnelle centrée sur la personne, ancrée dans des valeurs humanistes, se donnant les outils techniques et théoriques congruents avec le respect de ces valeurs. Cette congruence apporte au praticien une solide professionnalité respectueuse de soi, de ses limites, du consultant et de la déontologie, et lui donne des repères pour tenir éthiquement dans des contextes difficiles. Cette approche de l’entretien peut constituer un ancrage solide qui aide à structurer une identité professionnelle.
Chapitre 3. Un cadre pour l’entretien centré sur la personne
Un extrait : page 100 et suivantes
3.4. Partir de la demande et revenir à la demande
Il s’agit ici de spécifier les limites liées au cadre professionnel de l’entretien. La clarification de ces limites permet une nouvelle fois de distinguer les objectifs de l’entretien de counseling de ceux de la psychothérapie.
Il n’est pas rare, lors d’un entretien, par exemple pour une difficulté scolaire, qu’un adolescent fasse des liens entre son échec scolaire actuel et une problématique familiale qui l’angoisse (divorce en cours, parent hospitalisé…). L’écouter à partir de sa subjectivité, amène à laisser ouvert à ce qu’il a besoin et envie d’exprimer. Et pas uniquement pour l’écouter en pensant que cela est toujours utile (et c’est utile d’écouter). Mais l’écouter pour tenter ensemble de faire « quelque chose » de ce qui est exprimé, pour prendre en compte la personne dans sa globalité et voir avec elle comment elle peut trouver un degré de liberté face à cette problématique.
Le counselor, spécialiste d’un domaine particulier peut s’autoriser — à condition d’être formé et capable au plan personnel d’assumer la situation — à entendre la personne dans tout ce qu’elle a à dire et veut bien dire. Cette expression éclaire et permet de comprendre la manière qu’a le consultant de vivre la situation. Cependant, la façon dont ces évènements impactent sa réalité d’aujourd’hui, doit être mise en rapport avec le champ de la professionnalité du praticien. Cela signifie que si l’on s’autorise à faire des boucles de compréhension, au cours desquelles la personne explore des liens entre ses difficultés actuelles et son histoire personnelle et prend ainsi conscience de son fonctionnement, il est indispensable de revenir à la problématique qui a motivé la demande. Il ne s’agit donc pas de soigner ni de donner des conseils. Il s’agit, à partir de la situation du consultant considérée dans sa globalité, de voir avec lui, en tenant compte de tout ce qui a été exprimé et de ce qu’il en a compris, comment il peut maintenant faire face au problème qui a motivé sa demande, en mobilisant au mieux ses ressources et ses capacités, voire en en développant de nouvelles.
Dans notre exemple, c’est revenir à la difficulté scolaire qui constituait l’objet initial de l’entretien, pour examiner maintenant avec le jeune comment il peut faire face au mieux à ses difficultés, tout en sachant l’importance pour lui de ces évènements familiaux. L’aider face à sa difficulté, c’est le suivre au plus près si besoin, l’aider à faire la part des choses, à séparer les problèmes pour conserver une exigence bien dosée face au travail scolaire qui est important pour son équilibre et son estime de soi. En écrivant ces lignes, j’ai en mémoire des parcours de lycéens qui ont été accompagnés ainsi, en les prenant en compte avec leurs difficultés personnelles et scolaires mais en restant exigeant quant aux résultats, en examinant avec eux comment ils pouvaient continuer à tenir leur cap. Ces témoignages disent combien il avait été important pour eux de prendre en compte ce qu’ils vivaient alors, mais aussi de revenir au cadre scolaire avec ses exigences, ce qui leur a permis de continuer leur scolarité, de tenir et de réussir.
C’est cela le retour à la demande suite à l’expression de la personne dans sa globalité. Le professionnel doit être garant de ce retour au réel, c’est-à-dire revenir à ce qui avait motivé la consultation. Le concept est simple, il n’est cependant pas toujours facile à mettre en œuvre ; il s’agit de savoir revenir au vécu concret pour envisager l’avenir après avoir entendu des problématiques difficiles, et cela sans les nier ou les banaliser, mais pour aider à les prendre en compte dans la manière de gérer sa vie. Cela demande une importante mobilisation des ressources du praticien. (Cet aspect est travaillé dans la partie technique, 7.4. structuration de l’entretien, phase concrétisation.).
Chapitre 7. Se former à l’entretien : méthode et objectifs
Un extrait : pages 257 et suivantes
7.3.2.2.5. L’immédiateté, une forme de métacommunication
L’immédiateté consiste à nommer ce qui se joue dans la relation pour ouvrir à un échange à ce sujet. La qualité de la relation étant le facteur le plus déterminant dans les processus de changement, métacommuniquer à son sujet en interrogeant l’expérience émotionnelle peut être une manière d’améliorer un mode global de relation ou de tenter d’élucider une impasse relationnelle.
On peut distinguer deux objectifs complémentaires :
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L’immédiateté concernant le mode global de la relation.
Elle consiste à interroger et échanger sur ce mode et à nommer ce qui se développe au cours d’une ou de plusieurs rencontres.
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Le psychologue lors d’un bilan : « Nous avons une relation fructueuse depuis le premier entretien. Même quand nous avons du mal à nous comprendre, chacun fait des efforts. J’ai le sentiment que nous avançons. » - Le consultant : « On n’est pas toujours d’accord mais vous acceptez que je vous contredise. Vous tenez compte de mon avis, ça, pour moi, c’est bien »
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Un superviseur après plusieurs entretiens : « Quand tu me parles de tes entretiens, j’ai l’impression que tu es très prudent. Tu fais attention à ce que tu dis, comme s’il y avait des choses que tu voulais éviter d’aborder. De mon côté, cela me met mal à l’aise, je suis aussi dans l’évitement et nous n’avançons pas beaucoup. Peut-être que je me trompe, j’aimerais voir ce que tu en penses. » - Le supervisé après hésitation : « C’est vrai, je ne suis pas très à l’aise. J’ai du mal à m’exposer aux critiques… »
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L’immédiateté focalisée sur l’instant présent de la relation.
Elle consiste à parler avec le consultant de ce qui se passe dans l’ici et maintenant de l’entretien. Il s’agit d’être à la fois authentique et congruent, mais il ne s’agit pas d’une spontanéité naïve qui ne tiendrait pas compte de l’impact possible sur le consultant. Dans ce cas, l’immédiateté est utilisée pour mettre l’accent sur des changements qui interviennent au cours d’un entretien (rupture empathique par exemple) et tenter d’en approcher les causes. « Depuis que je vous ai posé la question du rapport à vos parents, j’ai l’impression que vous vous êtes refermé. J’ai peut-être été indiscret. Que se passe-t-il pour vous ? »
Dans le même registre, ROGERS parle de communiquer ses sentiments au consultant. En voici un exemple : ROGERS se trouve en difficulté avec un client qui parle de façon monotone, qu’il trouve ennuyeux au point d’avoir de la peine à rester éveillé lors des séances. Face à ce sentiment persistant, il décide d’intervenir avec beaucoup de difficulté et d’embarras : « Je ne sais pas trop ce qui m’arrive, mais quand tu te mets à me parler de tes difficultés sur un ton qui m’apparait monotone, je m’ennuie profondément ». Le client répondra : « Vous savez, je pense que je parle d’une façon peu intéressante parce que je ne me suis vraiment jamais attendu à ce que qui que ce soit m’écoute… ». Cet échange facilita le processus d’aide (LANDRETH, 1984. p. 323[2], cité par EGAN, 1986).
On peut remarquer qu’un certain nombre de consultants qui rencontrent des difficultés dans les relations interpersonnelles de leur vie quotidienne amènent ces difficultés dans la relation qui s’instaure avec le praticien. Faire de l’immédiateté, métacommuniquer sur ce qui se passe, c’est leur donner accès à leur manière d’entrer en relation.
L’immédiateté est une compétence difficile à mettre en œuvre. Elle repose sur trois ressources essentielles : percevoir, oser nommer, puis savoir communiquer sur ce qui se passe.
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Percevoir. C’est être sensible à son propre ressenti, aux mouvements de l’autre, à l’impact que l’on a sur le consultant (et inversement). Il s’agit d’une forme d’empathie avancée, qui consiste à décoder l’implicite des sentiments, car ce qui se joue dans la relation n’est pas exprimé ouvertement et directement.
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Oser nommer. C’est prendre une position « méta » par rapport à la relation. Pour cela il faut être à la bonne distance. Trop pris dans les enjeux intersubjectifs, c’est très difficile, on risque d’être partial, peut-être d’accuser l’autre, or il faut être en capacité de s’inclure dans les difficultés relationnelles. Et même en étant à la bonne distance, il faut oser le faire.
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Communiquer. Une fois perçu ce qui influence la relation, pris la décision d’en parler, il faut savoir le communiquer. Il y a potentiellement un risque de confrontation dans l’immédiateté.
Par ailleurs, parler de la relation, c’est reconnaître que nous sommes deux en interaction et donc prendre sa propre part dans ce qui se passe. L’immédiateté demande au professionnel d’exprimer ce qu’il pense et ressent sur ce qui se joue dans la relation. Cela passe par un certain dévoilement de soi.
Exemple : « on avait un échange positif et dynamique et j’ai le sentiment que depuis deux minutes on s’est enlisé. Je te propose qu’on s’arrête un instant pour parler de ce qui se passe. De mon côté je me sens crispé et tendu, comme si j’avais fait une gaffe. »
L’immédiateté peut s’utiliser dès le début d’un travail.
En voici quelques exemples :
- celui d’un consultant en bilan venu pour une recherche documentaire, qui, visiblement, pense à autre chose devant ses documents. « Vous venez pour une recherche documentaire, je vous propose les documents qui correspondent et j’ai l’impression que cela ne vous intéresse pas. Je ne sais plus quoi faire, je me demande comment vous aider. Qu’est-ce qui se passe ? »
- celui d’un jeune qui ne s’engage pas dans la relation, qui répond à peine aux questions. « J’ai l’impression que tu n’as pas du tout envie de venir. Peut-être que je me trompe. Il vaut mieux qu’on en parle, parce que moi, je n’ai pas envie de faire semblant ».
Pour s’entrainer il peut être plus facile de faire de l’immédiateté positive non confrontante : « Depuis qu’on parle de ce sujet…, j’ai l’impression que ça fonctionne bien entre nous, ça me fait plaisir qu’on avance ainsi. Qu’en penses-tu ? »
L’immédiateté centre, l’espace d’un moment, le travail d’entretien sur la relation en focalisant sur l’expérience émotionnelle. C’est une parenthèse qu’il va falloir refermer : la relation étant renégociée, pour repartir dans le travail, il faut vérifier et reprendre l’alliance de travail et renégocier si besoin les objectifs.
[1] Voir, par exemple, à ce sujet, C. ROGERS, 2005, pp. 34, 35, 45, 101, et plus particulièrement pp. 191, 223.
[2] LANDRETH, 1984. Encountering Carl Rogers. Personnel and Guidance journal, 62, 323-326.