Nadine CHARESSON : L'entretien en orientation, approche d'une pratique.
Texte paru dans la revue "Argos", n°42, juin 2007. CRDP de Créteil.
L’entretien de conseil en orientation : un espace pour penser son avenir professionnel
L’accompagnement des élèves, entendu comme relation de conseil, lors de l’entretien d’orientation, est en danger dans l’école, par refus de prendre en considération et de développer cette dimension.
« La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil » René CHAR
Passer de l’école au monde du travail, du statut d’enfant à celui d’adulte engage tout un parcours ponctué de questionnements, de doutes, d’espoir et de craintes. Quel métier choisir ? Je ne sais quoi faire, j’ai peur du chômage, j’ai envie d’aider les autres, j’aime dessiner…… et peut-être, et surtout qui ai-je envie de devenir ? Toutes ces questions et bien d’autres encore sont présentes dans la tête de ces jeunes qui sont amenés à réfléchir à leur avenir, Ils ont, certes, besoin d’information, de connaissances sur le monde du travail, d’échanges et de confrontation avec des professionnels, mais aussi d’un temps et d’un espace où ils peuvent déposer et dépasser leurs interrogations, une part importante d’inconscient et d’irrationnel étant à l’œuvre dans le processus d’orientation
L’entretien d’orientation que nous, conseillers d’orientation-psychologues menons avec eux est cet espace relationnel où la parole circule de l’un à l’autre et où se construit peu à peu le sens de ce qui se joue dans l’élaboration des projets professionnels.
Le choix professionnel au risque de l’identité
Isabelle est en 3ème et, quand elle arrive en entretien, elle est très en colère et en veut au monde entier. Elle m’explique qu’elle ne veut plus continuer ses études, veut travailler rapidement et préparer un CAP de maçon, et elle ajoute, « comme mon père que j’adore ». D’ailleurs, elle va avec lui sur les chantiers pendant les vacances et connaît le métier. Elle enchaîne tout cela à toute vitesse, pour que je ne l’interrompe pas. Elle précise que ses parents sont divorcés et qu’elle vit avec sa mère (qui garde des enfants). Leur relation en ce moment est tendue, sa mère ne veut pas qu’elle fasse ce métier et les enseignants lui disent qu’elle peut faire autre chose qu’un CAP, vus ses résultats. Je lui demande comment sa mère l’imagine ; « oh ! Pour elle, il faudrait que je sois vendeuse ou institutrice ». Je lui fais simplement remarquer que ce sont des métiers plus traditionnellement féminins. Elle se tait, réfléchit et réaffirme avec force qu’elle veut « construire des maisons ». Nous examinons donc ensemble concrètement ce CAP, son contenu, les établissements qui le préparent et je la sens alors un peu en retrait. L’entretien se termine mais un rendez-vous est pris pour la semaine suivante. A ce second entretien, elle arrive un peu moins irritée et commence par me demander ce qui existe en dehors du CAP. Nous envisageons alors les BEP et les bacs professionnels du secteur. Elle s’arrête sur la peinture et s’entend dire que, peut-être, ça lui conviendrait mieux, que décorer des maisons lui plairait bien aussi….
Elle se détend, envisage d’en parler avec sa mère et de faire son stage dans ce secteur.
Que s’est-il passé lors de ces entretiens ? Quels étaient les enjeux pour cette jeune fille ? Isabelle, qui ne vit pas avec son père dans le quotidien, l’a placé depuis toute petite sur un piédestal, comme un idéal auquel elle voudrait ressembler, et son identification au père prend la forme d’une même identité professionnelle. Mais à 15 ans, elle est en pleine adolescence, moment où se rejouent les identifications parentales. Elle est en colère parce qu’elle sent bien que quelque chose est en train de bouger chez elle, mais elle ne sait pas trop quoi et se sent tiraillée entre « une fidélité » à son père et l’affirmation de son identité sexuelle. Dans les choix professionnels, la construction de l’identité est à l’œuvre et au moment de l’adolescence, qu’y a-t-il de plus important que le fait de devenir un homme ou une femme ? Trouver un chemin singulier qui soit en même temps un « tricotage » de ces deux aspects, tel était pour Isabelle l’enjeu de nos entretiens. Pour la COP, il s’agissait de la laisser déposer sa colère, d’en entendre le sens, de l’aider à dire ce qui lui était difficile puis de l’accompagner vers des perspectives nouvelles pour dépasser la crispation et ne pas en rester à la première « solution » envisagée.
Prendre place dans le social
S’insérer dans le monde du travail à travers une profession, c’est s’insérer dans les rapports sociaux d’une société définie et c’est aussi prendre place dans la suite des générations, poursuivre en continuité ou en rupture l’histoire familiale. Aujourd’hui, dans une société en pleine mutation, comme la nôtre, l’incertitude du devenir vient perturber les repères des jeunes sur la place qu’ils ont à prendre.
Construire sa place en lien avec l’histoire familiale et affirmer sa singularité, se sentir autorisé à devenir autre tout en restant soi même, tels sont les enjeux inclus dans les choix d’orientation.
Pascal est en Terminale S et il vient en milieu d’année scolaire parce qu’il se sent perdu : il ne sait plus ce qu’il fait au lycée, n’arrive plus à se concentrer et voit ses résultats s’effondrer. Bon élève jusqu’à présent, il ne comprend pas ce qui lui arrive. Après un temps d’entretien pendant lequel il expose sa situation, ses doutes, il en vient à se demander pourquoi il se « retrouve » en Terminale S, alors que ses parents n’ont pas fait d’études et ne se débrouillent pas si mal…. Ils ont une boutique de fruits et légumes et font les marchés.
« En fait, ce sont eux qui voulaient que j’aille en S, ça marchait bien et j’aimais bien les maths, alors… ». Il me parle de la fierté de ses parents de voir leur fils aîné réussir au lycée. «Mais, ajoute-t-il, ils ne comprennent rien à ce que je fais ni pourquoi je travaille le dimanche au lieu d’aller les aider ! » A partir de cette remarque, nous commençons tous les deux à mettre des mots sur le sentiment sous jacent qui l’habite : la crainte de trop se séparer de sa famille, de devenir « quelqu’un d’autre » bref de ne plus appartenir à son milieu.
Premier de la famille à aller au lycée, Pascal porte l’espoir d’une place autre dans la hiérarchie sociale. Tiraillé entre ces deux sentiments, crainte et espoir, il n’arrive plus à investir le scolaire. Il est dans cette attitude d’attente, que les Grecs nomment « elpis »[1], attente face à un évènement qu’on prévoit mais qui n’est pas sûr. Au moment d’envisager son avenir dans une perspective professionnelle, il n’a plus de point d’ancrage et se sent face à de l’inconnu.
Pascal a pris conscience de ce qui provoquait son malaise ; en le comprenant, il le met à distance et retrouve de l’énergie. Il affirme alors qu’il veut faire des études professionnelles courtes. Il s’agit maintenant pour moi d’alimenter sa réflexion, en proposant des formations envisageables. Tout en gardant à l’esprit les raisons de son tiraillement, nous explorons ensemble les pistes possibles de formations professionnelles post bac. L’objectif de l’entretien à ce moment là est de le soutenir afin qu’il puisse se construire des représentations de métiers qu’il ignore ou connaît mal. Mais pour que Pascal puisse s’ouvrir à de nouveaux possibles et transformer les mobiles qui le font agir, il lui fallait se dégager de son histoire familiale sans avoir le sentiment de la trahir et pouvoir s’imaginer dans des rôles et activités professionnels autres.
Deux rencontres, avec des jeunes qui se cherchent, se questionnent sur leur avenir professionnel ont été décortiquées. Mais j’aurai pu en citer bien d’autres. Chaque entretien pose, de façon singulière, la manière dont tout être humain investit, au travers du choix professionnel, la sphère sociale.
L’entretien d’orientation, une situation de travail, un espace de pensée et d’action
L’entretien de conseil en orientation[2] est une situation de travail dans laquelle, à partir du processus relationnel tissé par le conseiller, des jeunes peuvent élucider les rapports qu’ils entretiennent à leur situation et à leur avenir et élaborer des projets d’insertion sociale et professionnelle. Le conseiller y est impliqué à trois niveaux : celui de ses connaissances du système scolaire et du monde du travail, celui de sa compréhension, à partir d’un savoir psychologique, des fonctionnements individuels, (en particulier du développement du sujet) et celui de sa capacité à instaurer une relation qui soit adéquate. C’est là que réside la spécificité de notre professionnalité.
L’activité de travail des COP est donc une activité de psychologue. Outre les connaissances citées ci-dessus, elle exige une posture spécifique, un geste professionnel. Il s’agit d’entendre ce qui se dit, parfois au delà des mots, dans les attitudes ou les affects, sans jugement ni à priori[3], afin d’aider le jeune à prendre la distance nécessaire, à se décentrer de son expérience immédiate et à lui donner du sens. Il s’agit en même temps de l’accompagner vers des pistes d’action en amenant des éléments de réalité à intégrer, afin de l’aider dans sa prise de décision. « La relation d’orientation n’a de sens que si elle s’efforce de « tenir les deux bouts de la chaîne », de travailler en ce lieu où les logiques individuelles et les logiques sociales se percutent ».[4]
Aujourd’hui, cette dimension de l’accompagnement des élèves est en danger dans l’école, par refus d’en tenir compte et de la développer.
Pourtant, l’entretien d’orientation, situation de travail spécifique aux conseillers d’orientation-psychologues offre aux jeunes un espace de pensée et d’action pour anticiper leur avenir professionnel.
Nadine Charesson
Conseillère d’orientation-psychologue, directrice de CIO
[1] J’ai emprunté ce terme à Jean-Pierre Vernant dans « Pandora, la première femme » p.76, Bayard, 2006. C’est une notion qui traduit bien la tension entre espoir et crainte que nous retrouvons très souvent dans les entretiens d’orientation.
[2] Le mot « conseil » n’est pas utilisé au sens courant, c'est-à-dire donner un conseil, mais dans le sens de « tenir conseil avec », selon le concept de Lhotellier, ce qui correspond à une posture de co-construction.
[3] La position de psychologue implique d’acquérir une conscience de l’impact sur soi et sur l’autre de ce qui se dit et de reconnaître les résonances de sa propre histoire. Cette compétence se travaille constamment en apprenant à repérer son fonctionnement et à le réguler en auto-évaluation. Des formations à l’auto-supervision sont proposées aux COP en formation initiale et en formation continue.
[4] Revuz Christine, « Ni thérapeute, ni expert. L’entretien de bilan-orientation à la recherche de sa spécificité » in Education permanente n°108